Nouvelle inédite Marie-Françoise VACULIK a rédigé cette nouvelle sur la fameuse « angoisse de la page blanche » que connaît tout écrivain, voire tout « écrivant ». Mais la difficulté d’écrire n’est-elle pas aussi la difficulté de se trouver à certains moments des raisons de vivre ?
Le succès modeste de mon premier récit m’avait grisé et jeté dans les affres du doute. J’entrevoyais une carrière honorable d’écrivain ; mais une question me hantait : saurais-je confirmer les appréciations plutôt encourageantes des critiques régionaux ? Avec confiance et peut-être naïveté, j’avais signé un contrat qui me liait pour cinq ans et me contraignait à « produire » un ouvrage annuel et formaté. J’espérais ainsi acquérir une notoriété qui me permettrait d’exercer à mi-temps mon métier d’expert-comptable. Mes ressources financières assuraient à ma famille un train de vie très confortable : fréquentation d’un lycée privé réputé, leçons de musique et d’équitation, voyages culturels, séjours sur des îles exotiques à la végétation luxuriante et flamboyante
Depuis la publication de mon livre, la monotonie, la vacuité de mon existence chaviraient mon cœur jusqu’à la nausée. La sarabande infernale des bilans comptables résonnait furieusement dans mon crâne, les chiffres virevoltaient devant mes yeux ; mon esprit- me semblait-il- tournait comme une toupie à musique sans jamais s’arrêter.
Interviews ? Entretiens sur les radios locales ? Chaque jour, je m’enlisais dans un désert où s’asséchaient l’énergie et la persévérance nécessaires à l’écriture. J’étais incapable de respecter les termes de mon contrat. Flâner dans les librairies, saisir un des livres disposés sur des tables, humer l’odeur de l’encre, palper leurs pages à la texture lisse, m’émerveiller de l’originalité de leurs illustrations tracées d’une plume colorée, embuaient de larmes mes yeux. Je m’enfuyais, arpentais les rue au hasard de mes pas, m’accoudais au parapet du Pont-au-Change, contemplais les eaux grises de la Seine. Avec lassitude et par habitude, je reprenais le chemin routinier de la vie.
Un matin, le miroir me renvoya un visage devenu étranger ou plutôt un masque à l’expression figée, au regard absent. Je sursautai. Je décidai de confier mon étude à l’un de mes associés. Je m’éloignai de la capitale ; de ses bruits et de sa promiscuité. Je fuyai les pressions de mon éditeur. Sans explication, j’abandonnai mon domicile sans rien emporter.
Je gagnai la gare du Nord dont l’architecture lumineuse me plaisait. Je choisis une petite ville dont le nom avait défilé sur un panneau dressé en début de quai. Là, je louai une chambre simple, pareille à la cellule d’un moine.
A l’aube, je m’installais devant la table de bois clair face à la fenêtre. J’y avais déposé avec méticulosité cahiers d’écolier, crayons, gomme. Je laissais mon regard errer sur les toits qu’un crachin faisait luire. D’autres fois, j’essayais de deviner la silhouette des maisons de brique rouge dissimulées par un rideau de brouillard.
Puis, je m’astreignais à tenir mes propres engagements : un premier jet d’une page au moins et relecture avec corrections Auparavant, j’avais élaboré l’esquisse d’une trame dont l’ordre pouvait subir des aménagements, voire des transformations notables : évolution d’un personnage, introduction d’une péripétie inattendue, modification de mon humeur. Souvent je noircissais page sur page, je couvrais les marges de repentirs, à force de raturer, je déchirais les feuilles. Les boulettes de papier s’accumulaient sur le plancher. J’étais la proie de pensées parasites. Les murs blancs de la pièce, loin de me projeter dans un univers vierge de tout passé comme je l’avais supposé, me renvoyaient soit à mes obsessions soit soulignaient le vide de mon âme. Submergé par l’angoisse d’un échec définitif, je me jetais sur le lit. Je repliais mes bras, y reposais ma tête comme dans un nid. Je me lovais comme dans le ventre d’une femme en attente de maternité. Qu’avais-je donc espéré ?
De temps en temps, le soleil dissipait les nuages, jouait au jeu de l’ombre et de la lumière sur les objets placés sur la table. Je les saisissais et il me semblait les sentir revivre, prêts à m’assister dans ma tâche. J’ouvrais les battants vitrés, une tiède chaleur m’enveloppait. Je me sentais à ma place sur la Terre, le goût de créer palpitait dans mes entrailles.
Mais cette exaltation s’évanouissait trop rapidement. J’étais cerné par des ateliers poussiéreux, par des usines dont les cheminées crachaient des vapeurs acides. Ma tête en était vrillée de migraines, mes yeux étaient irrités, mon corps en était imprégné tant elles s’insinuaient partout. Poussé par le désir de renouer avec des paysages éclatants de couleurs, odorants de frais parfums, je me précipitais jusqu’au lavabo et me frictionnais d’un savon à la lavande. Pourquoi étais-je venu m’enfermer dans cette chambre ?
Sortir, entrer dans une brasserie, manger un plat de moules et frites, savourer à petites gorgées une pinte de bière blanche, écouter par bribes les conversations, plaisanter avec des buveurs un peu éméchés déclencheraient peut-être un nouveau processus d’écriture ? Certes, mais n’allais-je pas rejoindre cette cohorte d’écrivains qui, sous prétexte de ne pas travestir la réalité, brossent, avec un dédain de dandy germanopratin un portrait méprisant des « gens de peu » ? Par ailleurs, je ne me sentais pas attiré par l’impudique autofiction.
Un soir, je griffonnais des dessins enfantins sur une des feuilles où s’alignaient des mots inertes Petit à petit, de mes coups de crayon surgissait une épaisse forêt ; je fermai les yeux et j’entendis une voix qui murmurait une légende russe. J’étais enfoui sous un édredon, un feu de bois crépitait et éclairait le visage et les mains d’une vieille dame. C’était ma grand-mère.qui me racontait l’histoire du valeureux Danko.
Des paysans, chassés de leur village, désespéraient de découvrir un lieu où bâtir des chaumières, cultiver un lopin de terre. Harassés par la faim, la soif, les kilomètres parcourus à travers les taillis denses qui obstruaient les sentiers, ils allaient renoncer à leur projet et accepter de mourir. Alors, le jeune Danko prit la tête de la cohorte, s’ouvrit la poitrine, en sortit son cœur et le brandit telle une oriflamme écarlate. Guidés par cette lueur de feu, tous finirent par atteindre leur terre promise. Danko s’écroula et mourut.
La voix de Babouchka s’assourdit, s’éteignit ; sa silhouette s’évapora tel un fantôme. Le message était limpide.
J’avais trouvé, moi aussi, ma route J’écrirais dorénavant des contes exaltant l’héroïsme et le sacrifice altruiste des hommes généreux. J’étais sûr de voir les yeux des enfants scintiller d’étoiles.
Marie-Françoise VAÇULIK© novembre 2007 |